Une lutte vaine ?

Pourquoi les politiques actuelles de lutte contre la déforestation sont-elles vouées à l’échec ?



Si les efforts nationaux et internationaux se sont multipliés ces dernières années en matière de lutte contre la déforestation, rien ne prouve que ces initiatives fonctionnent. C’est ce qu’affirme l'article d'un collectif de 23 chercheurs, consultants et acteurs d'ONG de 13 pays d’Europe et d’Amérique du Nord qui vient d’être publié dans la revue scientifique One Earth (Cell Press). Coordonnée par le Cirad, l’équipe internationale à l'origine de ce document en appelle à une approche radicalement nouvelle, qui se concentre sur la façon dont nous appréhendons les choix individuels relatifs à la gestion des forêts et des ressources naturelles. Pour ces spécialistes, les choix et les activités humaines qui en découlent sont un angle mort des politiques et des discours sur la transition forestière et paysagère. L’article insiste sur la nécessité de rendre explicites les enjeux et intérêts des décideurs quels qu’ils soient lors des négociations. Selon le Pr Vermeulen, co-auteur de l'étude, la contribution de notre faculté à ce papier théorique fait suite à une première thèse très ancrée sur le terrain soutenue par Pauline Gillet sur les effets de la déforestation et de la transition forestière sur le foncier, la chasse et la collecte des produits forestiers non ligneux en Afrique centrale.

L'agriculture est le principal moteur de la déforestation

Les forêts du monde entier se trouvent à la croisée des chemins. Changement climatique et le changement d'affectation des terres, les deux extrémités de chaînes de cause à effet plus grandes et complexes façonneront leur avenir. Bien que les changements climatiques et d’utilisation des terres ne soient pas indépendants les uns des autres, les processus sous-jacents fonctionnent à différentes échelles de temps : des décennies à des siècles pour les changements de température et les précipitations par rapport aux années et parfois aux mois pour la conversion de l'agriculture, le développement des infrastructures, les opérations forestières et les changements de régime politique.

 La déforestation nette sous les tropiques domine avec différents pilotes régionaux : l'élevage en ranch et l'expansion du soja en Amérique latine, l'agriculture de subsistance en Afrique et l'agriculture paysanne liée aux plantations industrielles en Asie.

Selon Global Forest Watch, la perte annuelle de couvert forestier a atteint 29,7 millions d'hectares dans le monde en 2016, soit une augmentation de 51% depuis 2015. Sous les tropiques, 12 millions d'hectares - une superficie de la taille de la Belgique - ont été perdus rien qu'en 2018. De multiples initiatives dans le monde entier, notamment la Convention sur la diversité biologique (CDB), l'objectif d'Aichi 15, la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), Réduire les émissions dues à la déforestation et à la dégradation (REDD +), le défi de Bonn, l'objectif de neutralité de Rio + 20 en matière de dégradation des terres et objectif de développement durable (ODD) 15... tous avaient déclaré leur ambition de renverser ces tendances. Soixante pour cent des 500 entreprises les plus influentes des chaînes d'approvisionnement à risque forestier ont pris des engagements de déforestation sous une forme ou une autre.

La Déclaration de New York sur les forêts, l'Initiative 20 × 20, l'Initiative de restauration des paysages forestiers africains (AFR100) et des initiatives similaires visent à restaurer les terres déboisées et dégradées. Le Baromètre du progrès de Bonn indique que 47 pays s'engagent à restaurer plus de 160 millions d'hectares pour la restauration des paysages forestiers par le biais d'initiatives volontaires et non contraignantes, et 43,7 Mha auraient été restaurés.

Un point critique est atteint

Malgré la démonstration de la volonté politique et des efforts mondiaux, la perte, la fragmentation et la dégradation des terres des forêts se poursuivent sans relâche et atteignent un point critique. Il n'existe aucune preuve claire suggérant que les initiatives de restauration actuelles fonctionnent. Malgré les engagements des entreprises, la déforestation induite par les produits de base persiste et de nouvelles preuves suggèrent que des objectifs, par exemple, 10% des promesses gouvernementales au Bonn Challenge, ont été fixés sans tenir compte des capacités biophysiques du système. Les succès ici et là ne s'inscrivent pas à l'échelle mondiale, et au mieux ils racontent l'histoire de batailles gagnées mais d'une guerre perdue.

Pourquoi les politiques sont-elles conçues pour stopper la déforestation et augmenter la restauration des paysages forestiers manquant apparemment leur cible? Nous émettons l'hypothèse que l'une des principales raisons de l'inefficacité réside dans l'incapacité à reconnaître l'agence des nombreux acteurs impliqués - leur capacité à agir de manière indépendante et à faire leurs propres choix libres - et les capacités d'adaptation des systèmes que nous cherchons à piloter. Les paysages ne se produisent pas ; nous les façonnons. Ils sont le résultat de la somme des actions et décisions individuelles prises par toutes les parties prenantes et des interactions entre celles-ci et les processus biophysiques.

Les transitions forestières dans l'Anthropocène sont principalement motivées non pas par des processus écologiques mais par des processus sociaux, y compris les politiques et l'économie, et les comportements sociaux. Lorsque des transitions forestières se produisent, elles sont le résultat d'un changement dans la façon dont les humains gouvernent et gèrent les écosystèmes. De la plus petite communauté de chasseurs-cueilleurs aux plus grandes entreprises, seuls et toujours les humains prennent les décisions.

Deux théories

L'agence est un angle mort dans nos processus de prise de décision et une raison possible pour laquelle les politiques et initiatives mondiales visant à stopper la dégradation des forêts et à favoriser la restauration échouent. Dans cette perspective, nous suggérons une voie possible pour surmonter cette faiblesse. Nous introduisons d'abord deux théories largement appliquées (transition forestière et transition et transformation durables), puis nous expliquons les raisons des échecs politiques. Nous proposons ensuite une approche radicalement nouvelle, où nous rejetons l'hypothèse qu'il est possible ou nécessaire de travailler à la réalisation d'une vision commune de la transformation. Nous proposons une méthode qui permet aux décideurs d'aligner les forces malgré des valeurs et visions du monde différentes et parfois opposées sans avoir à trouver au préalable une «vision commune». 

Théorie de la transition forestière

Les transitions forestières - définies comme des changements à l'échelle régionale d'une zone forestière en diminution vers une zone en expansion - servent de cadre heuristique pour conceptualiser le changement du paysage forestier. Ce cadre distingue trois phases distinctes où la fragmentation, la déforestation et la dégradation, ou la restauration et le reboisement sont les principaux processus qui façonnent le paysage (mais voir Bogaert et al. qui classent la fragmentation comme un cas de déforestation et notent que la fragmentation et la déforestation peuvent se poursuivre même pendant la restauration). Cette tendance est représentée par la courbe de transition forestière, une construction théorique qui cartographie les changements de la superficie du couvert forestier pour une région ou une nation donnée au fil du temps.

La théorie a des défauts. La qualité des forêts n'est pas bien représentée et la dégradation, si elle est plus élevée dans la deuxième phase de la transition, peut se produire tout au long de la courbe de transition des forêts. Les forêts qui reviennent ne sont pas nécessairement les mêmes que celles qui ont disparu dans leur structure, leur composition et leur fonction. D'autres limites de la théorie incluent la façon dont elle définit les forêts, les explications qu'elle offre à la transition et sa généralité. Malgré cela, la théorie de la transition forestière reste l'un des fondements de la réflexion actuelle sur le changement du paysage forestier.

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